Christine et Urs Breitenmoser: «En Suisse, le lynx a encore beaucoup d’habitats à conquérir»
Spécialistes internationaux du lynx, les Suisses Christine et Urs Breitenmoser furent les premiers au monde à le suivre sur le terrain grâce à des colliers émetteurs. Trente ans de recherches sur ce prédateur mystérieux que les deux biologistes bernois ont réunies dans un double ouvrage. Interview
Frédéric Rein – le 31 janvier 2009, 18h41
Le Matin Dimanche
La présence du lynx en Suisse, c’est l’histoire d’une réintroduction vieille de trente ans. A son arrivée chez nous, ce félin en provenance des Carpates slovaques a déchaîné – et déchaîne toujours – les passions. Il a également aiguisé la curiosité des époux Breitenmoser…
«A cette époque, même la littérature scientifique comptait beaucoup d’erreurs au sujet du lynx. Les suivis que nous avons alors effectués grâce à des colliers émetteurs (c’était une première mondiale, ndlr) nous ont beaucoup aidés à combler ces lacunes», raconte Urs Breitenmoser, codirecteur avec sa femme Christine du KORA, projets de recherche coordonnés pour la conservation et la gestion des prédateurs en Suisse.
Aujourd’hui, les deux scientifiques de Muri (BE), spécialistes mondiaux du lynx, livrent trente ans de recherches dans un ouvrage destiné au grand public intitulé «Der Luchs» (le lynx), qui ne paraît, pour l’instant, qu’en allemand…
En 2003, on a vu un lynx en ville de Zurich. L’année passée, un individu a fait parler de lui en se rendant des Grisons en Italie. Puis, il y a quelques semaines, un jeune individu s’est retrouvé dans la ville thurgovienne de Weinfelden. Le lynx est-il aussi territorial que l’on a longtemps voulu le croire?
Il s’agit là d’exceptions qui confirment la règle… Le lynx zurichois est un exemple de ce que l’on appelle le «homing», à savoir un spécimen déplacé qui tente de retourner sur sa terre natale. Le deuxième a juste osé s’aventurer un peu plus loin que ses congénères pour trouver un territoire où s’installer. Quant à celui de Weinfelden, né en 2008, il a perdu sa mère et tente, comme il peut, de trouver de la nourriture.
Ces exemples prouvent toutefois que le lynx est parfaitement capable de franchir une autoroute très fréquentée ou un fleuve large comme le Rhin…
Effectivement. En Suisse, seuls la haute montagne et les grands lacs sont pour lui des barrières physiques infranchissables.
Alors, pourquoi les deux populations distinctes de Suisse, présentes dans le Jura et dans les Alpes, restent-elles si confinées?
Les lynx se heurtent à des barrières psychologiques et sociales. C’est un animal solitaire, mais qui a besoin de voisins avec lesquels tisser un réseau social, ne serait-ce que pour se reproduire. Le territoire des lynx s’étend donc progressivement avec l’arrivée des jeunes, qui rajoutent à chaque fois une nouvelle pièce permettant d’agrandir le puzzle territorial de l’espèce. Après avoir suivi sa mère pendant les dix premiers mois de sa vie, la jeune femelle prend généralement ses quartiers à proximité du territoire de sa génitrice, alors que le jeune mâle s’en éloigne davantage. Les juvéniles [en moyenne deux par portée, ndlr.] se sédentarisent au plus tard à l’âge de 2 ans, et ne quittent habituellement pas le territoire sur lequel ils se sont installés.
Mais pourquoi, sachant cela, l’homme délocalise-t-il certains spécimens?
Pour que l’acceptation du lynx se passe bien, il est important que la densité de sa population ne soit pas trop importante dans une aire restreinte. Si l’on n’étend pas le territoire de ce migrateur conservatif à l’ensemble de notre pays, cela créera de nombreux conflits avec les chasseurs à certains endroits, alors même que l’on sait qu’en Suisse, il y a assez de gibier pour tout le monde!
A combien estimez-vous la capacité d’accueil maximale de notre pays?
Elle est relativement limitée, car la superficie moyenne du territoire d’un individu oscille entre 100 et 300 km², soit l’une des densités les plus faibles parmi les félins, exception faite du léopard des neiges. Actuellement, une centaine de lynx réside en Suisse. Ce nombre augmentera progressivement dans le futur, jusqu’à atteindre un maximum d’environ 250 individus. Mais on ne peut pas dire quand; cela dépendra notamment de la fluctuation du nombre de leurs proies en fonction du climat ou de la chasse.
Le fort taux de mortalité des jeunes agit-il comme un frein?
Non. On sait en effet qu’un jeune sur deux va mourir avant d’avoir atteint un an (une fois sur trois suite à un accident de la route, ndlr), mais ce taux est conforme aux courbes démographiques de la plupart des autres grands carnivores. Il faut avouer que l’on ne comprend pas encore le mécanisme capable de faire augmenter la population de lynx.
Aujourd’hui, quelles sont les autres questions majeures qui demeurent sans réponses?
Nous savons par exemple que le lynx eurasien mange en moyenne un chevreuil ou un chamois par semaine. Cependant, on ne connaît pas l’influence réelle qu’il a sur la dynamique des populations d’ongulés, et notamment sur leur reproduction. Son système de communication très sophistiqué demeure également un mystère. Nous n’avons ni percé le secret des marques odorantes qu’il laisse, ni même les relations directes qu’il entretient avec ses congénères.
Sa communication avec l’homme est également particulière, puisqu’il ne nous fuit pas, contrairement au loup…
On a coutume de dire que les félidés sont des prédateurs particulièrement «cool»! Si aucune pression liée à la chasse ne plane sur la tête du lynx, il ne craindra pas l’homme, mais ne l’attaquera pas non plus. Alors si vous avez la chance d’en croiser un, immobilisez-vous et profitez de cet instant exceptionnel…
À LIRE:
«Der Luchs», Urs et Christine Breitenmoser, Editions Salm Verlag, 2008. Pour l’instant, uniquement en allemand.
Source de l’article: LE MATIN.ch du 31/01/2009